Virile douceur
Dans les années 1970, les softies étaient ces hommes occidentaux qui, identifiant la force virile à la violence, avaient pris le parti d’être doux. Pour eux, un homme fort ne pouvait être doux, et un homme doux devait renoncer à être fort. Force et douceur sont-elles donc incompatibles ?
Qu’est-ce que la douceur ?
Ne nous attardons pas sur la douceur comme propriété physique perceptible à nos sens, particulièrement au toucher – est doux ce qui est lisse, dénué de rugosité – et au goût – est doux ce qui est suave au palais. Attachons-nous surtout à la douceur comme vertu morale. A ce sujet, que dit le dictionnaire ? D’après le Petit Robert (1994), la douceur est la « qualité morale qui porte à ne pas heurter quelqu’un de front, à être patient, conciliant, affectueux ». La douceur serait donc l’antidote à l’agressivité, l’impatience, l’intransigeance et la froideur. Pour Thomas d’Aquin, qui reprend et christianise la philosophie antique, elle est d’abord la vertu qui permet de tempérer l’irascibilité et incline à la patience. La douceur serait donc une harmonique de la vertu cardinale de tempérance.
Mais la douceur n’est-elle qu’un fruit de la maîtrise de soi ? On sent bien que non. Comme le note Pascal Ide dans un bel article sur la douceur paru dans Sources vives (2004), on devine que la douceur ne saurait être que régulatrice (de la colère), qu’elle est plus que la tempérance (des passions), bref, qu’elle est davantage qu’une force réactive (corrective ou canalisatrice). Elle doit être aussi une vertu proactive, qui a sa source dans l’amour.
Les trois degrés de la douceur
Dans ses Conférences aux missionnaires, saint Vincent de Paul explore cette voie et distingue trois degrés de douceur, du moins parfait au plus parfait.
Il commence par reprendre à son compte la définition classique de la douceur comme contention de la colère : « Le premier acte de la douceur [est] de réprimer le mouvement contraire, dès qu’on le sent, soit en arrêtant tout à fait la colère, soit en l’employant si bien dans la nécessité qu’elle ne soit nullement séparée de la douceur. »
Mais cette douceur-là, bien que nécessaire, est imparfaite. Il existe une douceur plus haute, qui consiste à « avoir une grande affabilité, cordialité et sérénité de visage vers les personnes qui nous abordent, en sorte qu’on leur soit à consolation ». Monsieur Vincent n’explique pas en quoi ce « second acte de la douceur » est plus parfait que le premier ; mais on devine que c’est parce qu’il est proactif, et non réactif comme l’était le premier. Cette douceur-là, très proche de la bonté, manifeste un amour qui s’exprime plus librement que dans le premier cas.
Mais il existe « un troisième acte de la douceur », une douceur plus parfaite encore. Comment se manifeste-t-elle ? « Quand, ayant reçu déplaisir de quelqu’un, on passe outre, on n’en témoigne rien, ou bien on dit en l’excusant : “Il n’y pensait pas, il l’a fait par précipitation, un premier mouvement l’a emporté.” » Ici, la douceur ne se limite pas à manifester de la bonté à l’autre, mais à lui pardonner ses offenses.
Virilité ou virilisme ?
Revenons à présent à nos softies et posons la question à laquelle ils ont choisi de répondre négativement : un homme peut-il être fort et doux à la fois ?
Dans la brève et violente polémique qui a suivi la diffusion du reportage de France 2 sur le Camp Optimum, le 29 mars 2017, journalistes et internautes ont dénoncé ce qu’ils considéraient comme une entreprise de « virilisation » ou de « revirilisation » des hommes. Pour eux, comme pour les softiesil y a cinquante ans, la virilité est toujours et partout un vice, car elle signifie nécessairement la violence, la domination et l’oppression imposées aux « faibles » que sont les femmes, les enfants et les hommes tenus pour non virils.
Mais ils confondent la chose et sa caricature, la virilité et le virilisme. Révulsés – à juste titre – par le machisme et la domination masculines, ils ne conçoivent pas qu’il puisse exister une virilité non-violente, une force douce.
Or, le virilisme qu’ils dénoncent, nous le dénonçons aussi. Et plus fermement qu’eux encore, car, en plus d’être sous-humain, il est antiévangélique. Il est la honteuse contrefaçon de la vertu du vir, la perversion de la virilité. L’homme véritablement viril, au contraire, est celui qui canalise sa force et la met au service des autres, en refusant de céder à la violence. Être viril, c’est toujours servir, ce n’est jamais asservir. Et cela s’apprend. C’est une des raisons d’être des camps Optimum, qui se sont donné comme mission de contribuer à « rendre les hommes meilleurs ».
La douceur, plénitude de la force
Le Christ n’est pas seulement l’être humain par excellence (« Ecce homo », dit Pilate quand il le présente à la foule), il est l’homme viril par excellence, celui qui accomplit le plus parfaitement la vocation masculine. Or, que dit-il de lui-même ? « Je suis doux et humble de cœur. » Si la définition de saint Vincent de Paul est juste, si la douceur consiste non seulement à manifester de la bonté à l’autre, mais à aller jusqu’à lui pardonner ses offenses, on comprend que Jésus, l’homme doux par excellence, l’est de manière suréminente sur la croix, lorsqu’il dit, en parlant de ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
La douceur, loin d’être l’antithèse de la force, en est ainsi l’expression la plus haute. Le narrateur de A la recherche du temps perdune dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Les forts […] ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse. »
Un homme authentiquement viril est un homme qui a appris, qui apprend chaque jour à exprimer sa force par la douceur. Cette douceur-là n’est ni faiblesse ni mollesse ; elle est l’expression la plus haute de la virilité.
Gabriel Morin